Danser Madagascar
Malgré toutes les turpitudes que nous avons connues sur les plans politique et économique, la musique n'a jamais cessé d'évoluer à Madagascar. C'est peut-être même l'un des rares secteurs qui a continué de progresser alors que le pays, en plein marasme, était sur la pente descendante. La meilleure illustration : fin 1991, alors que l'île était en pleine crise politique, Jean Émilien a décroché le titre de Champion du monde d'harmonica aux États Unis. Aujourd'hui, je pense que la musique malgache est prête à prendre sa place sur la scène internationale. Ce credo entonné par Tsilavina Ralaindimby, ancien homme de media devenu, il y a un an, le nouveau ministre de la Culture et de la Communication de Madagascar, montre assez bien le rôle essentiel tenu par la musique dans la société malgache. Intimement liée à la vie courante, elle est un élément du bagage culturel de tout un chacun. Dans les fêtes de famille, les réunions entre amis, il y a toujours quelqu'un pour prendre la guitare, s'installer au piano et lancer une chanson que tous reprennent en ch ur. Et les Malgaches s'y entendent en matière de polyphonies vocales !
Styles à foison
L'art de la polyphonie et la base rythmique de 6/8 sont, à l'image de la langue commune,
les deux principales constantes des musiques malgaches. A partir de ce tronc commun
se développe une multitude de styles variés, développés au sein de chaque ethnie1. Dans les régions sud, on aime chanter et danser sur le tempo rapide du kinetsanetsa
et du beko.
Les Betsileo des hauts plateaux du centre sud sont réputés pour leur fameux rija.
Sur les hauts plateaux du centre, on chante le saova
ou vakisaova
ou encore rango,
qui a sa forme rurale et sa forme urbaine. A l'ouest et au nord, on se balance sur
le tempo moyen du jijy
des Sakalava. A l'est, le basesa
l'emporte. Plus lent, il est l'ancêtre du sega,
que l'on retrouve à Maurice, aux Seychelles et à la Réunion. D'une manière générale,
basesa
et salegy
sont les genres les plus interprétés par les orchestres contemporains.
L'histoire du salegy
A l'origine, c'est le sud-est de Madagascar qui accueillait le plus grand nombre
d'habitants, explique le chanteur Eusèbe Jaojoby, l'un des maîtres du salegy (prononcer
saleg) moderne. Il s'agissait de populations arabisées, comme l'indique l'écriture surabé
, quasi identique à l'écriture arabe. Elles se sont déplacées vers l'Ouest et le sud-ouest.
Leurs cérémonies religieuses s'accompagnaient de chants, de danse et de battements
de mains, de tambours et de valiha2. On peut lier l'histoire du salegy au développement du royaume Sakalava. Installé
au sud-ouest de l'île dès le XVIème siècle, ce royaume connut son apogée au XVIIème siècle, contrôlant toute la partie Ouest du Sud au Nord de Madagascar. Son déclin
vint au XVIIIème siècle avec la montée du royaume Merina des hauts plateaux du centre, la population
asiatique de Madagascar. Les rois Merina développaient une stratégie d'alliance avec
les autres royaumes aux XVIème et XVIIème siècles à travers mariages, commerce de zébus ou d'esclaves. Mais au XVIIIème siècle, lorsqu'un roi Merina reçut des fusils des Anglais, il commença a guerroyer
pour étendre son pouvoir. Ainsi l'ethnie Merina a-t-elle régné jusqu'à la venue des
colonisateurs.
Les Occidentaux sont arrivés avec l'accordéon qui est devenu un instrument traditionnel
malgache3. Les artistes malgaches ont pris l'habitude de le circoncire , rognant les sifflets
pour l'adapter à leurs harmonies. Ainsi la formation traditionnelle malgache se compose-t-elle
du valiha, de larges tambours ronds tendus de peaux de zébu ou de mouton, de l'accordéon et du chant. Il faut préciser que le chanteur qui chante seul n'existe,
dans notre tradition musicale, qu'à travers les chansons du solitaire qui garde les
zébus4. L'ensemble du folklore malgache est imprégné de chant chorale hérité des fêtes rituelles.
Certains solistes émergent, font des couplets ou improvisent, mais ils sont toujours
soutenus par le ch ur.
Dans les années 60, avec l'arrivée des premiers instruments électriques, les Malgaches,
qui jusque là amusaient les colons avec des instruments acoustiques tels l'accordéon
et la mandoline, ont tenté d'électrifier leur propre musique. Les battements de mains, les tambours, les rythmes de pieds ont été remplacés par la batterie, le valiha
par la guitare électrique, l'accordéon par l'orgue. Ainsi est né le salegy. Les premiers
45 tours de salegy sont parus vers la fin des années 60. Jean-Claude Djaonarana,
le batteur de notre groupe, est celui qui a en quelque sorte posé le style du salegy
à la batterie.
Le sens des chansons
Au temps de la colonisation, les Malgaches des hauts plateaux, réputés pour nouer
et dénouer le jeu politique, inventèrent un genre satirique, très critique envers
le régime. Ces hira gasy
(littéralement chants malgaches), que les Occidentaux entendaient sans les comprendre,
étaient une façon pour les populations rebelles des hauts plateaux de communiquer
entre elles et de rire aux dépends de l'oppresseur. Mais ce genre n'était pas interprété par les côtiers, relativement ménagés par le pouvoir colonial.
Chansons d'amour, mélancoliques, humoristiques, le folklore malgache est surtout fait
de morales chantées. On racontera l'histoire de ce jeune homme, parti sans tenir
compte des conseils de ses parents, qui a mal tourné, puis est revenu penaud. Ou
celle de cet ivrogne, de ce coq de village On chantera la femme, la beauté de son corps qui
bouge. On fera l'éloge d'un ancêtre. Souvent, dans les régions côtières, on chantera
une prière envers Dieu et les ancêtres, héritage des rituels anciens. Il y a toujours un fond mystique chez le Malgache, qui croit en une force supérieure : Zanahara,
un dieu qui est au dessus de tout. La leçon morale est toujours emprunte d'une certaine
métaphysique explique Armand Rajarison, président de l'association SOS Madagascar5.
Musique malgache dans la communauté résidente en France
Il existe une trentaine d'associations malgaches dans la région parisienne. La plupart
d'entre elles tirent leurs revenus des concerts et des bals qu'elles organisent.
A la suite du récent cyclone -- qui a fait environ 500 000 sinistrés dans la partie
est du pays, notamment dans le port de Tamatave et dans la capitale Antananarivo -- une
coordination a été formée entre une vingtaine d'entre elles, dont SOS Madagascar,
afin de mener des actions de solidarité.
La communauté malgaches se retrouve fréquemment à l'occasion des bals des associations6. Certains week-ends de printemps on a le choix entre quatre à cinq bals animés par
des orchestres jouant la musique de l'île. Parfois l'association organisatrice fait
venir du pays les artistes les plus célèbres comme Bodo, Rossy, Mahaleo (qui s'est
reformé tout spécialement pour un concert à Massy, le 25 juin, à l'occasion du 31ème anniversaire de l'Indépendance de Madagascar) ou Henri Ratsimbazafy, incontestablement
les plus appréciés du public malgache. Mais la plupart du temps, elle fait appel
à des musiciens installés en France, comme Dell Orchestra ou Dago Group.
Si les Surf, sextet vocal formé par quatre frères et deux s urs, fit briller Madagascar
au panthéon yéyé dans les années 60, en lançant Si j'avais un marteau
avant que la chanson ne soit reprise par Claude François, d'autres artistes malgaches
se sont illustrés dans le jazz, comme le pianiste Rabeson (propriétaire d'un restaurant
dans la banlieue est de Paris), le bassiste Sylvain Marc ou le guitariste Tao Ravao. Le seul qui ait délibérément choisi de s'installer en France afin de faire découvrir
au public européen l'extraordinaire richesse des musiques traditionnelles malgaches
est le jeune Justin Vali, chanteur, joueur de valiha et de kabossy. Sur l'album Bilo
, signé Malgache Connexion, il apparaît au côtés de Rakoto' Fra, légende vivante
de la flûte malgache, et de certains des artistes malgaches les plus en vue actuellement
comme Éric Manana, Passy Rakotomalala et Solo Razafindrakoto.
Économie précaire
Pour tous ces artistes, la consécration européenne représente la planche de salut
qui pourrait enfin leur permettre de vivre de leur art. En effet, ni la situation
économique de Madagascar, ni la diffusion généralisée de cassettes pirates sur tout
le territoire de l'île, ni la pauvreté des infrastructures dont dispose l'industrie musicale
au pays ne permettent l'existence de musiciens professionnels à part entière. Seul
peut-être Rossy fait exception à la règle. Ce problème n'échappe pas au ministre
de la Culture et de la Communication : Pour nous, il est clair qu'il existe une dimension
de développement à travers la culture. ( ) Nous sommes en train, par exemple, de
remettre à plat et de rénover entièrement les textes sur les droits d'auteur, à travers
l'Office Malagasy du droit d'auteur (OMDA), de sorte que les talents puissent s'exprimer
pleinement et que les artistes puissent vivre de leur production. ( ) La piraterie
est un problème auquel on doit faire face comme dans beaucoup de pays. On estime
qu'elle représente au minimum 60% du marché. Si en soi le piratage n'est pas une bonne
chose, il a le mérite de faire apparaître un marché potentiel que les organisations
structurées n'ont pas su déceler ni servir à temps. Je pense qu'il n'est pas possible
que la musique malgache puisse grandir et prendre une dimension internationale s'il n'y
a pas au départ de marché local. Nous allons donc encourager son développement. Le
problème est que nous démarrons de très bas.
1. Sakalava sur la côte ouest, Tsimihety sur les plateaux du nord, Betsimisaraka sur
les deux tiers nord de la côte est, Merina et Betsileo sur les hauts plateaux du
centre, Antesaka sur le tiers sud de la côte est, Bara sur les plateaux du Sud, Mahafaly
et Antandroy respectivement à l'ouest et à l'est de la côte sud.
2. Sorte de cithare tubulaire faite d'un gros bambou ou aujourd'hui sur caisse, les
cordes étant tendues parallèlement aux deux faces latérales. Traditionnellement,
les cordes étaient faites avec les longs fils d'écorce détachées au pourtour du bambou
et tendues sur des frettes amovibles permettant l'accordage. Aujourd'hui ce sont des cordes
métalliques. Le valiha accompagne traditionnellement les musiques de possession :
tromba
, bilo
3. François Régis Gizavo en est actuellement l'un des plus talentueux interprètes.
4. Jean Émilien, petit homme orchestre s'accompagnant au kabaosa
ou kabossy
, luth court ou petite guitare à quatre cordes, et à l'harmonica, a popularisé à travers
le monde entier ce genre qu'il a lui-même appris lorsqu'il était un jeune bouvier.
5. SOS Madagascar, association à but humanitaire, a pour vocation d'aider la population
malgache qui est dans la misère. Elle souhaite surtout faire changer les mentalités,
hérités de l'histoire, du colonialisme et du laisser-aller. Elle édite un bulletin
et organise régulièrement des réunions, dans lesquelles la musique a toujours sa place.
Contact : 2, Allée Joseph Pradier - 94000 Créteil
Tél : 47.26.31.04 / 48.99.14.78
6. L'École de Paris des métier de la table, près de la Porte Champéret, est par exemple
actuellement l'un des lieux qui accueille régulièrement les fêtes et bals malgaches.
7. L'une des s urs, Monique, tenait à Paris, près de la Trinité, le Iarivo, restaurant
malgache où se retrouvait la communauté. Elle s'est éteinte l'année dernière. Il
n'était pas rare que des artistes malgaches viennent y jouer et l'accompagner, le
public reprenant les chansons en ch ur.
DISCOGRAPHIE
Sélection de quelques références en CD :
-- Jean Émilien, Hey Madagascar
(Mélodie)
-- Eusèbe Jaojoby, Velono
(Indigo)
-- Malgache Connexion, Bilo
(Silex)
-- Rossy, Madagascar
(Celluloïd/Mélodie)
-- Justin Vali, Rambala
(Silex)
Compilations :
-- Madagaskar 1, Musik aus Antananarivo
(Feuer und Eis)
-- Madagaskar 2, Musik des Südens
(Feuer und Eis)
-- Madagasikara One, Current traditional music of Madagascar
(GlobeStyle Records)
-- Madagasikara Two, Current popular music of Madagascar
(GlobeStyle Records)
-- Musiques de Madagascar (Buda Records)
François Bensignor, juin 94