Musique Touareg
CHANTS DU DÉSERT DU TASSILI N'AJJER
Comme la crête d'un erg ondulant vers l'horizon en fuite, la musique touareg ressemble
à une épure. Complaintes d'amour, paraboles nomade, elle se contente du minimum pour
faire vibrer la poésie. Cette frugalité si étrangère à l'oreille occidentale nous
est livrée dans sa plus pure forme traditionnelle avec deux très beaux disques, Imzad
du Tassili N'Ajjer et Tindé du Tassili N'Ajjer . Quant à l'approche contemporaine
de ce patrimoine encore vivant, elle dessine les errements de nos rêves de désert
dans Assouf , album issu de la rencontre du troubadour targui Baly Othmani avec
Steve Shehan, compositeur percussionniste nourri de musiques du monde.
Quel étrange concours de circonstances a voulu qu'en cette année 94, alors que l'Algérie
s'entre-déchire, l'on voie soudain fleurir le patrimoine musical des Touareg du Tassili
N'Ajjer ? Trois disques pour faire vivre en nos c urs et garder pour longtemps la magie créatrice d'une lignée d'artistes targuis de la région de Djanet, petite
ville du sud-est algérien, proche de la frontière libyenne. Ces plateaux gréseux
au nord du Sahara Central, tout de sables et de forêts de pierres, regorgent de peintures
et de gravures rupestres. Mais ce ne sont pas ces signes ancestraux qui préoccupent la
poésie targui. Elle raconte l'amour et ses secrets, le désert et toutes ces choses
qui enseignent à vivre. Que celui qui veut se désaltérer / Se rende à Tin Gharifane
/ Il trouvera de l'eau fraîche de la source / Quant à celui qui veut voir le printemps
/ Il doit se rendre à Illizi la verdoyante / Ce soir on chantera en l'honneur / De
Iwanzag et de Khetamane / Ils seront des nôtres les seigneurs / Des grands espaces
fascinants / Nous danserons la communion / Pour apprivoiser le désert , chante Khadidja
Othmani1. Elle est la mère de Baly Othmani. Tout petit enfant elle l'a bercé de ses chants,
tout comme ses tantes Keltoum Othmani et Tarzag Benomar, chanteuses et musiciennes
réputées, aujourd'hui septuagénaires.
L'enfant a grandi, s'est émancipé, cherche de nouvelle voies pour le salut de l'art
traditionnel de son clan, parce qu'il l'aime et le connaît profondément. Née de
la solitude, de la séparation et de la lutte contre l'imposant vide du désert, la
chanson targuie a vécu et survécu des siècles durant par le génie et la mémoire des femmes,
explique-t-il à Allaoua Aït Mëbarek2. Le mari, le père, le frère, le grand fils souvent absents, c'est à la femme, épouse,
mère, grand-mère, qu'il revenait de gérer la maison, plus encore d'éduquer et d'enseigner
aux enfants la langue et l'histoire des ancêtres. Mais il n'y a pas d'exclusive et l'homme targui peut aussi être poète et chanteur, précise-t-il. Poésie improvisée
entre hommes (les femmes peuvent aussi y participer), Lahal est une forme d'expression
très aboutie où seuls les plus intelligents, les plus subtils, les esprits fertiles et sagaces s'en sortent, honorés, reconnus pour leur sens de la réplique, leur
aisance verbale et poétique.
Les chants traditionnels targuis sont généralement interprétés par une chanteuse soliste
et un ensemble vocal qui maintient la mesure par ses refrains et battements de mains.
Quand elle existe, l'instrumentation est extrêmement dépouillée. Deux instruments, le tindé et l'imzad, sont les principaux accompagnateurs de la poésie chantée des
Targuis. Le tindé, sorte de petit tambour, est à l'origine juste un pilon en bois
dans lequel les femmes pilaient l'orge ou le blé. Ainsi est né le rythme tindé, sur
lequel chantent les femmes. Une peau de chèvre tannée à fait du tindé la percussion traditionnelle
des Targuis. Aujourd'hui, l'ensemble de Baly Othmani joue également le rythme tindé
sur des jerricans à essence faits d'un métal léger. Baly raconte que ce son a subjugué des professeurs du Conservatoire de Paris, qui ne purent à aucun moment
découvrir quel était cet instrument aux sonorités si percutantes et entraînantes
3. L'imzad est un petit violon monocorde fait d'une moitié de calebasse tendue d'une
peau de chèvre percée de deux trous. La corde est en crin de cheval, comme l'archet,
fait d'une branche de laurier rose recourbée en demi-lune.
Pétri des tradition transmises par sa famille, Baly Othmani représente toutefois une
nouvelle génération de Touaregs. Le sang des nomades coule toujours dans ses veines,
mais le temps de son clan n'a pas été suspendu dans le désert. Oh le beau 4X4 bâché
/ Roulant au petit matin d'Askou vers Ahrer Youfan / Plus beau que La Mecque / A notre
arrivée, nous y avons trouvé un cercle de tindé / Animé par les plus belles filles
/ S'il n'y en avait qu'une seule qui ait de l'affection pour moi / Je ferais chercher
à Oubari Dghat un cheich Nabrad / Je porterais ma robe indigo et mes sandales les
plus belles / Je nouerais mon cheich de la plus habile façon / J'irais la voir et
devant tout le monde / Je lui déclarerais mon amour , chante-t-il dans Elalama
Helalla 4. Baly connaît la beauté du tindé et de l'imzad, mais il a choisis le oud pour les
tons chauds, la musicalité de ses onze cordes. Baly aime expérimenter. A onze ans,
il se fabrique une guitare de fortune avec un bidon, qu'il trimbale à l'école. A
quatorze ans, il achète une guitare sans dos de caisse pour jouer les airs de son enfance.
A dix sept ans, il part pour le collège de Tamanrasset, devient danseur d'une troupe
locale et s'initie au oud, instrument qu'il adopte bientôt et sur lequel il va travailler à ses premières compositions targuies personnelles. Nul n'est prophète en son pays,
dit-on Ainsi, lorsqu'à vingt cinq ans, infirmier diplômé, il regagne Djanet au sortir
de l'armée, ces nouvelles chansons reçoivent un accueil détestable. Il lui faudra
près de dix ans, quelques passages à la télévision nationale, des succès au Niger et
en Libye avant d'être accepté par le public de sa région. Aujourd'hui musicien demandé,
respecté, Baly s'est produit plusieurs fois en Europe. Son répertoire compte quelque
1200 chansons
Le travail mené avec Steve Shehan est une nouvelle gageure, dont le résultat semble
être du goût des nouvelles générations targuis. A l'origine -- improbable --de la rencontre
entre les deux musiciens, l'agence Désert voyage spécialisée dans les voyages haut de gamme. Un beau jour de 1989, elle prend contact avec Steve Shehan et lui propose
de partir trois jours plus tard dans le Tassili N'Ajjer, qu'il ne connaissait pas,
d'y réunir des musiciens et d'improviser quelques jours plus tard un concert dans
le désert pour un public de Pdg en séminaire Dès mon arrivée, raconte Steve, on m'a fait
rencontrer Baly Othmani. Je lui ai exposé l'idée. Il a dit pourquoi pas. On a mis
le concert en place. J'avais une petite valise de percussions et je me suis retrouvé
à jouer deux nuits de suite avec une trentaine de Touaregs. Entre Baly et moi, le courant
est passé. Je suis retourné à Djanet et progressivement, nous sommes devenus amis.
J'ai pu joué avec l'ensemble de Baly, qui se compose d'un petit violon du style des
violons berbères, de jerricans d'essence qui ont plusieurs notes dans les basses, de
ces derboukas en métal fabriqués au Caire à partir de métaux de récupération refondus.
L'idée d'un travail commun à pris forme. En 1990, Baly vient à Paris donner des
conférences à l'Unesco. Il s'installe chez Steve, qui dispose d'un studio, où ils font
leur premier essai d'enregistrement.
En 1993, Steve prend la décision de produire un album avec Baly. Entre eux s'intensifient
les échanges de courriers et de cassettes. L'enregistrement est fixé à l'époque du
ramadan 1994. On travaillait la nuit entière, une fois le jeûne rompu. Baly prenait quelque dates, fumait une pipe de tabac. C'était le respect d'un rite dans sa plus
grande simplicité, vécu avec beauté, ce qui correspondait parfaitement au travail
que nous entreprenions. Pendant deux semaines, dans ma cuisine, on a enregistré les
luths et les voix. Nous avons travaillé ensemble à la composition des morceaux. Baly est
le maître en matière de mélodies touaregs. Ensuite, pendant près de cinq mois, j'ai
cherché et choisi des saveurs, des essences, des texture de sons qui rendent les
chansons plus accessibles . Respectueux de l'art de Baly, le résultat est plus que convainquant
: une belle invitation à laisser son esprit voyager sur les paroles du désert portées
par les souffles légers d'autres sonorités du monde unies en accords naturels.
François Bensignor
1. In Touareg - Volume II - Tindé du Tassili N'Ajjer (Al sur)
2. In Le Soir d'Algérie du 22 avril 1993
3. Ibid
4. In Assouf (Al sur)
Discographie :
Touareg - Volume I - Imzad du Tassili N'Ajjer - Tarzagh & Othman (Al sur/Média 7)
Touareg - Volume II - Tindé du Tassili N'Ajjer - Khadidja & Keltoum Othmani, Aïchatou
Zaghez (Al sur/Média 7)
Assouf - Baly Othmani, Steve Shehan (Al sur/Média 7)
François Bensignor, déc. 94