PAPA WEMBA
François Bensignor, avr.95
En France depuis sept ans avec son groupe Viva La Musica, Papa Wemba, co-fondateur
du Zaïko Langa Langa qui révolutionna la musique zaïroise des années 70, recherche
avec ténacité, au-delà du succès de mode qui l'a couronné Roi des sapeurs
, une consécration internationale à sa carrière de chanteur. Viendra-t-elle de son
nouvel album, Émotion , réalisé à Real World, les fameux studios de Peter Gabriel
? Outre qu'il y déploie la magie d'une voix incomparable, l'option esthétique résolument occidentale de cet enregistrement pourrait bien contribuer à combler les v ux du
chanteur.
-- Vous êtes originaire du Kassaï, vaste région au sud du Zaïre. En avez-vous gardé
quelque souvenir ?
-- Je suis né dans cette province, mais je n'y ai jamais vécu. Juste après ma naissance,
mon père nous a emmené vivre à la capitale. J'y suis allé seulement trois fois, mais
je n'ai séjourné que dans de grandes villes. Je ne suis jamais descendu jusqu'au
village Mon père avait quatre femmes. Après le décès de l'une d'elle, il est allé au
village pour la veillée mortuaire. Peu après son retour à Kinshasa, lui-même est
mort. Juste avant, il m'avait appelé pour me dire : Mon fils, tant que tu grandiras,
ne remets jamais les pieds au village ! -- C'est une chose que je n'ai encore jamais
racontée publiquement -- Et j'ai toujours respecté sa parole.
-- Comment expliquez-vous cet interdit ?
-- C'est long à expliquer. Il y a de la sorcellerie là-dedans, plein de choses Il
est très difficile pour un occidental de comprendre ce genre de problème S'il m'a
dit celà, c'est par rapport à tout ce que lui-même avait vu et vécu au village après
la mort de sa femme. Il m'a averti : c'était dangeureux pour moi C'était en 1966, j'avais
16-17 ans.
-- Étiez-vous déjà dans la musique ?
-- Oui, mais contre l'avis de mon père. C'était un soldat. Il avait pris part à la
seconde guerre mondiale dans l'armée belge. Il était très droit, très stricte. Il
ne voulait pas que je fasse de la musique. Pourtant ma mère chantait
-- Je me souviendrai toujours de ce moment du festival Africolor 92, où seul en scène,
juste avec votre voix, vous avez fait fondre en larme toute la salle avant de la
faire danser, comblée de joie. Entre les deux chansons, vous aviez parlé de votre
mère, pleureuse dans les veillées mortuaires Est-ce d'elle que vous tenez cette science
de l'émotion par la voix ?
-- Ma mère adorait chanter. Toujours elle chantait. Quand j'étais encore môme, partout
où elle allait "pleurer", elle m'emmenait, parce que j'étais son seul enfant, son
petit chéri. Aller de l'émotion à la joie, passer de mineur en majeur, j'ai commencé
à l'apprendre avec elle Ce soir-là, ça m'est venu spontanément. Au départ, je n'avais
pas vraiment réalisé que j'allais être seul sur scène. Je n'avais jamais été dans
cette situation. Quand je m'en suis rendu compte, le trac a commencé à monter. Je
n'avais pas préparé de répertoire. Mais le jour de la prestation, il s'est constitué de lui-même
avec une de mes chansons, une du Seigneur Tabu Ley et une de ma mère Malheureusement
elle n'est plus. Mais quand elle se mettait à chanter, elle vous donnait la chair de poule.
-- Dans votre nouveau disque, on découvre une voix -- ou plutôt une multiplicité de
voix -- que l'on n'avait pas encore entendue sous cette forme dans vos enregistrements
précédents. Avec Viva La Musica ou Zaïko Langa Langa, le traitement des voix répond
à certains critères esthétiques déterminants de la musique zaïroise. Dans Émotion ,
le travail sur la voix répond plus aux critères esthétiques du marché occidental.
Pourquoi ?
-- C'est une volonté de ma part. Jusqu'à présent, pour le public occidental, le nom
de Papa Wemba est associé à la Sape (la société des ambianceurs et personnes élégantes),
qui m'a hissé où je suis aujourd'hui. Mais il y a vingt cinq ans que je chante. La
chanson, c'est mon vrai métier, pas la mode. Et je voulais faire savoir que je suis
avant tout un chanteur Je ne suis pas un nouveau venu dans la chanson. J'écoute
depuis longtemps d'autres musiques que celle de mon pays et ce n'est pas un hasard
si j'ai repris Fa-fa-fa-fa-fa (Sad song) , d'Otis Redding. Techniquement, cela n'a rien
de particulièrement difficile Quand je suis arrivé en France, j'ai eu ce doute.
Je me demandais si je n'allais pas finir par chanter seul, juste accompagné par des
ch urs. A l'époque, j'ai confié à Ray Lema que je voulais prendre des cours de chant. Il m'a
affirmé que je n'en avais pas besoin : Tu as une voix superbe, il te suffit de
la faire travailler d'une autre façon . Je n'ai donc pas pris de cours, mais je
connais mes limites Je garde l'esthétique zaïroise avec Viva La Musica, mais pour Papa Wemba,
je choisis une nouvelle direction. Dans l'esthétique zaïroise, l'important c'est
l'harmonie. Souvent deux chanteurs chantent ensemble à la manière d'un duo et un
troisième vient poser les harmonies sur les deux premières voix. Un quatrième peut alors intervenir
sur un registre de basse à l'unisson avec le chanteur qui fait la voix la plus aigüe.
Entre ces deux extrêmes, les autres peuvent se lancer dans des variations sur le registre medium.
-- Depuis votre installation en France en 1988, vous avez enregistré de nombreux disques,
sous votre nom, sous celui de Viva La Musica, avec d'autres artistes zaïrois que
vous soutenez, parmi lesquels, tout récemment, l'excellent Reddy Amisi, chanteur
de votre groupe. Si cet aspect convivial de la communauté des musiciens zaïrois a des effets
très appréciables sur le plan créatif, il déroute pour le moins vos producteurs occidentaux.
-- Oui, celà me cause énormément de problèmes pour ma carrière internationale. Mais
je suis obligé d'agir comme celà, parce que si je me dissociais de la communauté
zaïroise, ce serait une grande déception pour ces gens. Ce sont eux qui m'ont fait
et ils attendent tout de moi Même contre une reconnaissance internationale, je ne voudrais
surtout pas me couper de l'ambiance du pays.
-- Aujourd'hui, que représente Papa Wemba pour la jeunesse ?
-- Je suis encore un dieu en minuscule pour tous les jeunes musiciens zaïrois qui veulent
embrasser le métier de la scène. Beaucoup d'entre eux sont venus en Europe tout simplement
parce que j'y suis. Si je décidais de rentrer au pays, trois quarts de la population zaïroise rentrerait avec moi.
-- Qu'est-ce qui vous a décidé à vous installer en France ?
-- Avec ma femme, nous étions décidés à venir nous installer en Europe d'abord pour
que nos enfants puissent aller dans de bonnes écoles et aussi pour mon métier. Mais
je sais qu'un jour, je rentrerai chez moi, tranquille. Quand tout fonctionnera bien
pour moi, je compte rester six mois au pays et six mois en Europe. On est mieux chez soi
-- Oui, quand on peut y vivre correctrement. Est-ce bien le cas en ce moment au Zaïre
?
-- Politiquement, ça ne se passe pas tellement bien, mais les gens vivent quand même.
J'y étais au mois de décembre dernier. Je viens d'acquérir une grande villa, il faut
que j'aille l'habiter.
-- Vos affaires se traitent partout dans le monde. Vous avez un bureau à Kinshasa,
une boîte de nuit, "La Référence", à Bruxelles, un producteur en Angleterre, votre
manager est une Japonaise, vous êtes basé à Paris avec votre équipe de scène, mais
quel est votre statut en France ?
-- Depuis sept ans que je suis en France, j'ai une carte de résident temporaire, que
je dois renouveler chaque année. J'ai eu beau fournir toutes les preuves que j'exerce
mon métier ici, où je suis inscrit à la Sacem, la préfecture de Bobigny ne m'a toujours pas accordé une carte de séjour valable dix ans. La carte de résident temporaire
ne m'autorise pas à travailler en France. Pourtant, j'y paye des impôts. Sans aller
jusqu'à dire que la France perturbe ma vie de chanteur, je pense que les institutions
devraient tout de même accepter que je travaille ici.
François Bensignor
Nouvel album : Émotion (Real World/Virgin)
Concert parisien le 20 mai à La Cigale